13 297 760 voix. C’est le nombre de suffrages recueillis par la candidate d’extrême-droite Marine Le Pen, soit 2 millions de plus qu’en 2017 et alors que son père en faisait « seulement » 5 millions en 2002. Malgré la défaite, il est clair que ce score, le plus élevé dans l’histoire, constitue une nouvelle étape de l’ancrage dans le paysage politique de ce courant réactionnaire, libéral et raciste. Pis, le Rassemblement national est en tête auprès des salarié·e·s et des ouvriers·ères, notamment celles et ceux aux salaires les plus faibles, et chez les chômeurs·euses. Avec 42% des suffrages exprimés ce dimanche 24 avril, en tête dans 23 départements, 3 régions métropolitaines et 6 territoires ultra-marins, l’extrême-droite a passé un seuil de crédibilité et d’installation durable. Ce résultat et cet ancrage qui se confirme devront être finement analysés, mais ils font d’ores et déjà apparaître les conséquences des réformes néolibérales des dernières décennies, notamment en termes de désindustrialisation et d’éloignement des services publics, progressivement asséchés de moyens financiers et humains.
Avec une abstention record pour un second tour (28%), deux millions de voix en moins par rapport à 2017, cette réélection de Macron est caractérisée par une défiance puissante qui peut conduire au pire. Sa victoire est une victoire à la Pyrrhus.
Alors que 80% des Français·es ne souhaitait pas revivre le scénario de 2017, et que la colère sociale a débordé durant tout le quinquennat, le Président a été réélu. Il aura tout fait pour se retrouver dans le même face à face qu’en 2017, des lois sur le séparatisme au débat télévisuel ou un ministre d’État trouvait Le Pen « trop molle » sur la question de l’immigration, pour en faire sa meilleure ennemie.
Le danger est grand pour 2027 et devrait inquiéter toute la gauche et, au-delà, tous les démocrates et les républicains. Car si le second quinquennat est aussi violent socialement que le premier, alors il se pourrait que les 5 prochaines années contribuent à faire sauter le plafond de verre pour élire l’extrême droite dans 5 ans, et que le macronisme se transforme en marchepied.
Le compte à rebours commence donc maintenant pour empêcher ce scénario macabre en 2027. Le danger d’institutions qui font déjà la place à un présidentialisme exacerbé, qui méprise et contourne les contre-pouvoirs et les corps intermédiaires, pourrait rendre banale l’arrivée à la tête de l’État un parti qui s’est forgé sur la nostalgie coloniale, le révisionnisme et la valorisation des courants historiques d’une droite nationale autoritaire et antirépublicaine.
Si l’on ne peut faire abstraction des crises successives (économique, sanitaire, démocratique, internationale) qui fragmentent notre société et alimentent les tensions, il faut cependant comprendre les ressorts de ce vote.
Tout d’abord, la normalisation, nouvelle étape de la dédiabolisation, a fait son effet pour Marine Le Pen. Pendant qu’elle se construisait une vitrine sympathique en lissant son discours pour centrer sa stratégie sur sa personne et sur la défense des « petits gens » (sans rien changer à son projet libéral), Eric Zemmour et d’autres mouvances identitaires présentées sous le profil d’ « influenceurs » ont saturé les ondes et autres réseaux sociaux de polémiques racistes, sexistes ou homophobes, contribuant à les rendre acceptables dans l’espace public. Les médias ont joué un grand rôle dans cette course à l’audimat de polémiques toutes aussi infâmantes les unes que les autres. L’affaissement du débat politique, le confusionnisme ambiant qui met toutes les idées sur la même échelle de valeurs, lui a incontestablement permis de s’ancrer dans le paysage comme une figure presque respectable. Ce qui a permis d’arriver au point où des enquêtes d’opinion placent Marine Le Pen comme une défenseure des droits des femmes, ou qui considèrent qu’elle n’est plus dangereuse pour la démocratie.
Le pire, c’est qu’en pleine crise sociale et après deux ans de crise du Covid qui ont accentué les inégalités sociales, elle apparaîtrait comme une défenseure « du pouvoir d’achat », alors qu’elle n’a jamais parlé d’augmenter ni les salaires, ni le SMIC.
En plus de cela, la banalisation de formes de rejet et la violence verbale ont légitimé les idées de haine et racistes, qui sont en progression. On pourra nous rétorquer que les électeurs du RN ne sont pas tous racistes, que ce n’est pas le ressort premier de leur vote mais il reste de notoriété publique que cela fait partie du projet frontiste. Malheureusement, de plus en plus de Français·es sont prêts à accepter cette discrimination envers certains de leurs concitoyen·ne·s pour marquer leur défiance vis-à-vis du « système ». Le vote Le Pen n’est plus uniquement un vote de ras-le-bol mais un vote d’adhésion de l’électorat historiquement de droite qui s’est radicalisé. Les gouvernements successifs qui ont promu les débats autour de l’identité nationale, les lois contre le séparatisme et les lois sécuritaires portent une lourde responsabilité. Les silences trop nombreux à gauche ou des républicains sincères doivent aussi être interrogés.
Enfin, le score de Marine Le Pen est aussi un vote anti-Macron, un rejet du président réélu, presque épidermique chez certains, comme le vote Macron est en partie un vote anti-Le Pen. Le meilleur exemple est le vote en Outre-Mers, qui lui aussi est complexe à analyser. Humiliés, oubliés depuis tant d’années, y ont eu lieu des mouvements sociaux contre la « profitation » ou encore les « Gilets Jaunes ». Le confinement et la politique vaccinale y ont été encore plus mal vécu qu’ailleurs. Au premier tour, ils ont exprimé leur colère et leur soif d’égalité républicaine dans le vote pour Jean-Luc Mélenchon ; mais au second, ils ont envoyé un camouflet retentissant au Président.
De plus, élu en 2017 sur un renouvellement de la pratique du pouvoir, le Président jupitérien est désormais perçu comme le représentant d’une caste sociale avec un style tantôt autoritaire tantôt méprisant, avec un exercice de mandat d’une violence sociale inouïe et des décisions perçues comme absurdes et humiliantes. Une partie de la population, souvent précarisée et qui vit dans l’insécurité sociale, se réfugie – faute d’un débouché progressiste – dans le récit socialisant de l’héritière de Montretout. Les réserves de voix zemmouristes montrent pourtant à quel point le vote d’extrême-droite reste divers et concerne aussi une frange de la bourgeoisie revancharde qui veut littéralement effacer les grandes conquêtes démocratiques et sociales du mouvement ouvrier.
Plus que jamais, le défi de la gauche de progrès est de s’atteler à rassembler les catégories populaires, la classe des travailleurs, des créateurs, de cette France fracturée mais qui a tant d’intérêt commun, pour sortir de l’ornière libérale et autoritaire et des divisions. Il s’agit d’ouvrir un nouvel âge du progrès social pour le pays en sortant des crises multiples de ce capitalisme mortifère pour les peuples. Cette unité est nécessaire pour les échéances immédiates des élections législatives mais aussi et surtout dans les luttes de résistance et de conquête à mener, dans un travail de proximité sur l’ensemble du territoire. C’est à ce prix que le scénario du pire pourra être évité.