Tortionnaire en Algérie, antisémite notoire et multirécidiviste de la haine, Jean-Marie Le Pen est mort le 7 janvier dernier. D’un côté, il y a le parcours d’un homme qui a passé sa vie à réhabiliter une famille politique délégitimée après la souillure de la collaboration avec l’Allemagne nazie. De l’autre, Il nous faut surtout analyser en profondeur son héritage et ses multiples incarnations, au moment où les idées d’extrême droite sont au centre des débats politico-médiatiques, portées par des groupes médiatiques puissants et relayées par des algorithmes contrôlés par les patrons de la tech.
Deux choses ressortent de sa mort et tout d’abord le récit public qui s’en est suivi.
Le récit d’abord qui a écrasé l’autre actualité politique de ce 7 janvier, notamment les commémorations des dix ans des attentats de Charlie Hebdo et de l’Hyper Cacher. Ce qui est le plus frappant est l’euphémisation du bilan politique de Jean-Marie Le Pen, pour ne pas dire sa glorification. Les médias préparent en général des nécrologies sur des personnalités diverses. Le traitement éditorial n’a donc pas été diffusé spontanément, dans la précipitation, mais bien préparé. C’est bien cela le plus inquiétant car les grands médias, chaines d’information en tête, n’ont pas eu de mots assez doux et plutôt flatteurs pour celui qui a fait la synthèse des courants d’extrême droite en créant le Front national. Il faut dire que les réactions au sommet de l’Etat, communiqué de l’Elysée et déclaration du Premier ministre, sont sidérantes. Le Premier se contenant d’invoquer « le jugement de l’Histoire » quand le locataire de Matignon évoquait un « combattant » et « des polémiques » (sic). La droite allait, quant à elle, jusqu’à lui donner quitus sur les idées. La banalisation est totale. Rien sur les dizaines de propos, d’affiches, de messages en tout genre appelant à la haine. Des multiples condamnations pour incitation à la haine raciale ou de négation de crimes contre l’humanité, en l’occurrence le génocide des Juifs durant la deuxième guerre mondiale, sont transformées en « polémiques », dépeintes en stratégie politique pour exister dans le débat public.
Des messages, des éléments programmatiques sont dépolitisés ou présentés sous le sceau de l’évidence, comme le soi disant lien entre chômage et immigration ou entre délinquance et immigration.
Son parcours est présenté comme une suite de choix hors de tout contexte historique. Rien sur l’alliance des courants les plus rétrogrades de l’extrême droite : royalistes, collaborateurs et autres miliciens fascistes, nationalistes, revanchards des guerres de décolonisation. Rien non plus sur la connivence de François Mitterrand dans les années 1980 ou les alliances locales avec le RPR d’alors.
L’extrême droite a toujours existé dans notre modernité politique. Elle a pris plusieurs visages mais a des permanences claires : rejet des conquêtes démocratiques et sociales par une adhésion à un projet de pouvoir autoritaire et violent, conception inégalitaire des êtres humains selon l’origine, suprémacisme culturel et ethnique.
La déclinaison la plus aboutie que constitue le fascisme n’a malheureusement pas pris une ride. Il est surprenant et inquiétant que le terme même de fascisme ne soit plus associé à l’extrême droite actuelle. C’est pourtant un projet d’apartheid, de société divisée et séparée selon l’origine des gens, foncièrement antisocial.
Mis à part dans les biographies plus précises, pas un mot sur les mensonges éhontés de l’extrême droite concernant la récupération de faits divers, les violences multiples dont les ratonnades étaient les formes d’expression les plus connues. Pensons à Ibrahim Ali, tué par des colleurs du FN à Marseille en 1995 ou Brahim Bouaraam par des nervis des groupuscules fascistes la même année. Ce sont aussi les homosexuels insultés de « sidaïques » sans oublier le rôle des femmes, dévolues à la procréation et au foyer. Enfin, quid de ces orientations profondément capitalistes, le modèle de Jean-Marie Le Pen ayant été plusieurs années celui de Ronald Reagan, par son anticommunisme et son libéralisme effréné.
La réalité, c’est que l’émergence du Front national a participé d’une revitalisation de l’extrême droite, après des années de marginalisation liée à la Seconde guerre mondiale. Le tournant libéral pris en 1983, rendant la mondialisation libérale indépassable, a ouvert la voie à une légitimation de l’extrême droite. L’absence de perspective progressiste, renforcée par l’implosion du système soviétique, a fait le reste. Faute d’horizon et de bataille victorieuse contre ce capitalisme débridé, l’extrême droite a pris l’espace de la désespérance et de la division.
Comment ne pas se révolter face à la minoration et à la dépolitisation de cette histoire ? On nous rétorque que cela appartiendrait au passé et que les successeurs de l’ancien tortionnaire en Algérie ont changé. Ils ont pourtant tous salué la mort de celui qui constitue un modèle, réaffirmant ici leur soutien. Marine Le Pen a même déclaré récemment regretté de l’avoir exclu du Parti. Jean-Marie Le Pen aurait été un précurseur, ayant eu une « intuition », notamment sur l’immigration.
Avec la mort de Jean-Marie Le Pen, ses héritiers vont solder les pages les plus polémiques pour acter un changement, sans rien renier du fond. Désormais à la mode sur les réseaux sociaux, présents dans les émissions télévisées pour évoquer leur plat préféré ou leur amour des chats, les fascistes de notre époque ont fait le choix de la vitrine respectable par des représentants guindés, en cravate. La mansuétude dont ils bénéficient dans de nombreux médias n’est que la partie immergée d’une lame de fond : celle d’une alliance progressive des forces de l’argent avec un projet autoritaire et raciste.
Par étapes, la normalisation des idées d’extrême droite s’est instituée, jusqu’à présenter le RN comme une force politique républicaine, comme les autres. C’est au nom de la République qu’on a légitimé le ministère de l’Identité nationale, justifié les violences policières, restreint les libertés publiques, proposé la déchéance de nationalité ou plus récemment la dernière loi immigration, victoire idéologique du Rassemblement national dans la bouche de sa porte-parole. La lepénisation des esprits est ancrée jusqu’au sommet de l’Etat et date de loin, puisque le « bruit et l’odeur » des années 1990, l’élection présidentielle de 2002 ont fait sauter des verrous.
La matrice coloniale a été réactivée par des discours racistes, islamophobes, un refus de la « repentance ». Il est d’ailleurs assez hallucinant que l’antisémitisme, fondement de l’extrême droite française, ne soit plus associé à Jean-Marie Le Pen. Ou pire, à un antisémitisme « ancien » qui serait finalement inoffensif.
L’autre versant étant qu’en 2025, l’inversion des valeurs est devenue la tendance idéologique dominante. Aidée en cela par un écosystème médiatique puissant, l’extrême droite impose ses idées et se fait le héraut de la lutte contre l’antisémitisme par un racisme décomplexé, d’une France populaire face à un mondialisme sans toucher à un privilège de la classe dominante.
La mort de Jean-Marie Le Pen nous rappelle que la progression de l’extrême droite n’est pas un phénomène naturel mais l’évolution d’un capitalisme sauvage, dérégulant toutes les conquêtes sociales et jusqu’à affaiblir tout ce qui société. Pour le combattre, c’est à un horizon de progrès qu’il faut travailler, basé sur une démarche populaire agissante avec au cœur les luttes sociales et écologiques.