Aphatie généralisée

12 Mar 2025

Le 25 février dernier, Jean-Michel Aphatie, journaliste et chroniqueur à RTL déclarait ceci à l’antenne : « Chaque année, en France, on commémore ce qui s’est passé à Oradour-sur-Glane, c’est-à-dire le massacre de tout un village. Mais on en a fait des centaines, nous, en Algérie. Est-ce qu’on en a conscience ? »

Depuis, une polémique est née, alimentée par la droite et l’extrême droite, complaisamment relayée dans les antennes médiatiques et sur les réseaux sociaux. Jean-Michel Aphatie a même été suspendu une semaine de l’antenne puis a remis sa démission pour refuser une punition à propos de faits qu’il juge, à raison, établis historiquement. À l’heure de la post-vérité ou des vérités alternatives, il n’est pas bon de s’appuyer sur les faits historiques vérifiés. 

Il est de notoriété publique que les communistes et Jean-Michel Apathie ne sont pas de grands amis. Ce journaliste, passé par de nombreuses rédactions, fustige régulièrement ce qu’il considère être des positions irréalistes de la gauche de transformation sociale et écologique sur l’économie. On se souviens aussi ses diatribes contre les mobilisations sociales notamment les cheminots qu’il a dépeint régulièrement comme des privilégiés. Un libéral en somme mais également un humaniste. 

Contrairement à beaucoup d’autres de la même obédience, il n’a jamais eu de propos discriminant ou stigmatisants les femmes, les immigrés, les homosexuels. Il évoque depuis des mois voire des années, l’histoire coloniale française en Algérie, non pas, par quelconque lien personnel avec ce pays, mais parce qu’il s’y est intéressé et a lu de nombreux ouvrages.  Il a été de ses propres aveux horrifié de découvrir la réalité de la conquête militaire, les pillages, les violences systémiques contre les populations autochtones. 

Comme l’évoquait Jean Jaurès pour défendre des hommes persécutés et injustement condamnés comme Albert Dreyfus, il n’y a plus de polémique ni de divergence quand il s’agit de défendre des principes de liberté et de droit : « nous pouvons, sans contredire nos principes et sans manquer à la lutte des classes, écouter le cri de notre pitié ; nous pouvons dans le combat révolutionnaire garder des entrailles humaines ; nous ne sommes pas tenus, pour rester dans le socialisme, de nous enfuir hors de l’humanité ».

Jean-Michel Apathie en rappelant des faits historiques, documentés, mais il est vrai peu connus ou plutôt passés sous silence, a pris de face l’agressivité des réseaux nostalgiques de l’Algérie française, encore bien implantés en France. Depuis 2005, date à laquelle des parlementaires de droite (presque tous passés à l’extrême droite depuis) avaient tenté de faire voter une loi établissant les « aspects positifs » de la colonisation avec comme modèle l’Algérie, la pensée réactionnaire se diffuse sans honte dans notre pays. Des réseaux, avec le soutien d’élus locaux, réhabilitent l’OAS (organisation terroriste d’extrême droite née pendant la guerre d’Algérie) quand une partie du gouvernement actuel alimente un conflit diplomatique avec Alger.

Infusant dans le débat public, ces partisans d’une nostalgie coloniale peuvent déverser leur haine dans les médias et les réseaux sociaux sans être inquiétés. Ce sujet est symptomatique d’une distorsion des faits. Car oui, les massacres coloniaux en Algérie et ailleurs sont particulièrement documentés par les historiens, comme l’un des historiens les plus connus sur ce sujet Alain Ruscio (dont je vous invite à découvrir l’interview qu’il a donné à l’Humanité) fruit d’un consensus scientifique incontestable et pourtant totalement nié, à l’image des délires trumpistes outre-Atlantique. Cette histoire est aussi narrée… dans les documents administratifs et militaires de l’Etat français. 

Des Oradour-sur-Glane, au sens d’enfumades de masse, ont effectivement été perpétrés dans la période entre 1830 et 1871, marquant la première étape de guerres et d’accaparement des terres de l’armée française en Algérie avec des estimations sérieuses de près 500 000 morts. Actions barbares qui s’ajoutaient aux déplacements de populations, aux déportations en Nouvelle-Calédonie, à une violence systémique et quotidienne basée sur des idées racistes infériorisant les colonisés. On pourrait en dire autant des autres colonies : Madagascar, Indochine, Cameroun où la résistance des peuples face à l’occupation a été noyée dans le sang. 

Il n’y a donc aucune polémique comme l’évoquent paresseusement des médias mais seulement une offensive idéologique réactionnaire et révisionniste pour que cette histoire reste méconnue. D’ailleurs, il est étonnant que Thomas Sotto et Amandine Begot reconnaissant qu’ils méconnaissent « cette histoire », mais affirment que des personnes auraient pu être blessés. Mais qui peut être blessé par une vérité historique, vieille de 150 ans. Les nostalgiques de l’Algérie française ou les descendants des tortionnaires d’Algérie peuvent contestaient les faits, comme les climatosceptiques nient le réchauffement climatique pourtant largement documenté par les scientifiques, mais « blessés », je ne vois pas…

Il est intéressant de noter que des grands médias ont écarté de l’antenne ces derniers mois des journalistes, chroniqueurs, humoristes dès que la question coloniale est politisée et surtout dénoncée, comme au sujet de la Palestine notamment et l’affaire Guillaume Meurice.  Où sont d’ailleurs les tenants de la liberté d’expression et de l’esprit Charlie, qui applaudissent des deux mains l’éviction d’Aphatie de l’antenne, mais s’émeuvent de l’arrêt de l’antenne de C8 par l’Arcom car elle a enfreint les règles régulièrement ? La liberté d’expression dans leur bouche, c’est la liberté de pouvoir cracher leur haine raciste, xénophobe, de tenir des discours anti-sciences ou encore des vérités alternatives.  

Pour celles et ceux qui ont la mémoire courte, la dénonciation des crimes coloniaux valait déjà réprobation des cercles de pouvoir au moment des guerres de colonisation. L’Humanité, que j’ai l’honneur de diriger, en a payé le prix par de nombreux caviardages et saisies de ses titres durant la guerre d’Algérie notamment.

Voilà ce que certains appelleraient la bollorisation des esprits mais que je préfère toujours qualifier de lepénisation des esprits. On peut donc en France être écarté de l’antenne pour rappel de faits historiques, mais être promu lorsqu’on est condamné pour délit raciste. Rappelons que Marine Le Pen, interrogée en réaction à cette histoire, niait le fait que la colonisation avait été un drame…

Les expériences de massacre de masse dans les colonies comme dans nos outre-mer, les répressions contre le mouvement ouvrier ont participé à la banalisation de la violence et la haine. Aimé Césaire le rappelait dans son célèbre Discours sur le colonialisme : « On s’étonne, on s’indigne. On dit : « Comme c’est curieux ! Mais, bah ! C’est le nazisme, ça passera ! Et on attend, et, on espère ; et on se tait à soi-même la vérité, que c’est une barbarie, mais la barbarie suprême, celle qui couronne, celle qui résume la quotidienneté des barbaries ; que c’est du nazisme, oui, mais qu’avant d’en être la victime, on en a été le complice ; que ce nazisme-là, on l’a supporté avant de le subir, on l’a absous, on a fermé l’œil là-dessus, on l’a légitimé, parce que, jusque-là, il ne s’était appliqué qu’à des peuples non européens ; que ce nazisme-là, on l’a cultivé, on en est responsable, et qu’il sourd, qu’il perce, qu’il goutte, avant de l’engloutir dans ses eaux rougies, de toutes les fissures de la civilisation occidentale et chrétienne ».

Ne fléchissons pas pour défendre la liberté d’expression et la vérité historique.

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