En ce début d’année 2022, les cabinets de conseil se sont trouvés – bien malgré eux – au cœur du débat public, notamment grâce à la Commission d’enquête du Sénat sur l’influence croissante des cabinets de conseil sur les politiques publiques, que l’on doit au groupe Communiste Républicain Citoyen et Écologiste et à sa présidente, Éliane Assassi, ainsi qu’au livre des journalistes Matthieu Aron et Caroline Michel-Aguirre, Les Infiltrés. Hausse du recours aux cabinets privés, évasion fiscale, démantèlement du service public… Le moins que l’on puisse dire, c’est que les prises de paroles sur le sujet, à la fois des dirigeants du cabinet états-uniens McKinsey, au cœur de l’affaire, et des membres du gouvernement, ont été embrouillées et opaques. Même à travers l’écran, la gêne est palpable. Nous sommes en janvier 2022, Karim Tadjeddine, Directeur associé de McKinsey France, peine à répondre aux questions de la Sénatrice et Rapporteure de la Commission d’enquête Éliane Assassi sur les résultats de leur « expertise » pour le gouvernement au sujet des « évolutions du marché de l’enseignement ».
Que montre cette séquence ?
D’une part, un flou total sur les contenus et les expertises délivrées par sa propre entreprise ; d’autre part, et ce n’est pas anodin, une vision « marchande » de l’enseignement, qui relève pourtant du service public, qui devrait viser à l’émancipation et la formation des futurs citoyennes et citoyens de notre pays.
Quant au gouvernement, la Ministre de la Transformation et de la Fonction publique Amélie de Montchalin affirme n’avoir pris connaissance de cette mission décidée avant sa nomination que quelques jours auparavant, « par voie de presse », une mission qui sera d’ailleurs qualifiée d’« erreur » par le gouvernement – une « erreur » à 496 800 euros, comme l’a rappelé la Rapporteure de la Commission d’enquête sénatoriale.
Or, cette pratique de recours à des cabinets de conseil privés, qui remonte déjà à une quinzaine d’années – sur lesquelles la transparence est une véritable nécessité et qu’il faut exiger – semble s’être amplifiée et surtout, systématisée. C’est particulièrement le cas ces dernières années. En effet, les dépenses de conseil en France sont passées de 379,1 millions d’euros en 2018 à 893,9 millions d’euros en 2021.
C’est que, en plus d’un penchant de plus en plus marqué vers le privé, la crise de la Covid-19 a joué en la matière un rôle d’accélérateur ; ainsi, le cabinet McKinsey a travaillé sur les tests, la vaccination, mais aussi le passe sanitaire, au cours de dix-huit missions d’affilée – grâce au « droit de suite », qui permet de ne pas relancer un appel d’offre à chaque prolongement d’une mission –, pour une facture estimée à au moins 13 millions d’euros. D’ailleurs, McKinsey n’est pas le seul cabinet de conseil concerné, quand bien même il est actuellement le plus médiatique.
Cette tendance se confirme donc en France, et davantage encore au niveau européen, puisque de nombreux pays y consacrent une part plus conséquente encore du budget de l’État – ainsi, par exemple, l’Allemagne pour 3,4 milliards d’euros.
Et cette systématisation pose plusieurs problèmes. D’abord, en termes financiers, puisqu’il s’agit d’argent public : il est donc nécessaire de s’assurer qu’il est utilisé à bon escient. Ensuite, parce que McKinsey, s’il encaisse volontiers l’argent public, n’a pas pour autant payé d’impôts sur les sociétés en France ces dix dernières années, selon le rapport sénatorial – résultat d’un habile montage fiscal avec sa maison-mère, implantée dans le Delaware, État notoirement reconnu comme paradis fiscal.
Karim Tadjeddine avait pourtant affirmé le contraire en audition au Sénat le 18 janvier dernier. Surtout, le recours aux cabinets de conseil privé pose un problème fondamental, celui de la place de l’État et des services publics. Car la crise sanitaire aurait dû, et surtout aurait tout à fait pu, être gérée par notre administration. C’est son travail ; et si elle en a les moyens, humains et financiers, elle le fait bien.
Et c’est là tout le scandale : les ultra-libéraux dessaisissent les services publics de leurs missions pour les confier à des cabinets privés qui, en guise d’expertise, passent en réalité beaucoup de temps à expliquer qu’il faut désorganiser ces mêmes services publics, déjà affaiblis par le recours au privé, pour récupérer toujours plus de juteux contrats ; démantèlement de l’hôpital public, fermetures de lits, APL, impôts, etc.
Et les services publics sont de plus en plus asséchés et de moins en moins efficaces – non par manque de compétence mais par manque de moyens –, et donc dénigrés et remplacés par le secteur privé. C’est à la fois l’objectif et le symptôme du libéralisme ; favoriser le privé pour réduire le public à une entité desséchée que plus personne ne regrettera, tant elle aura été vidée de sa substance et de son efficacité. Une spirale qui ne s’achèvera, si on ne l’arrête pas, qu’avec l’affaiblissement de l’État et son éloignement des Françaises et des Français – terreau bien fertile pour l’extrême-droite. Et certains s’étonnent que la colère gronde ou que les citoyens et les citoyennes désertent les urnes…