Après avoir empêché les parlementaires de voter un texte fondamental autour de la réforme des retraites, après avoir méprisé la démocratie sociale et la contestation populaire, voilà que le gouvernement exige des artistes qu’ils tempèrent voire taisent leurs critiques… Pas besoin de jury pour faire le constat : la Palme d’Or de la honte est attribuée à l’exécutif à l’unanimité !
La réalisatrice Justine Triet a remporté ce dimanche 28 mai la Palme d’Or du festival de Cannes pour son film « Anatomie d’une chute ». Un thriller autour de la violence dans le milieu familial sur fond de critique sociale. Une œuvre saluée par la critique et un jury composé de grands cinéastes et acteurs du monde entier, soit la récompense par ses pairs d’un cinéma français de qualité. Cela devrait être un motif de fierté.
Que nenni ! L’attention s’est focalisée sur une polémique ouverte par la ministre de la Culture Rima Abdul Malak, qui s’est dite « estomaquée par un discours si injuste » de la réalisatrice. Celle-ci ne faisait pourtant que déplorer la violence de la réforme des retraites, massivement rejetée par les salarié·e·s, ainsi les attaques contre l’exception culturelle française. Les soutiens de l’exécutif, la droite et l’extrême-droite se sont saisis du sujet pour donner leurs vraies positions sur la culture.
Avant toute chose, il est consternant que des « défenseurs » revendiqués de la liberté d’expression expliquent qu’il ne faudrait pas parler politique dans des espaces à forte audience. A vrai dire, cette agressivité est éclairante sur leur conception de la culture : parce que la culture repose pour une part importante sur le financement public, en somme, ce pouvoir demande de la gratitude aux artistes !
Revenons à quelques fondamentaux : le droit à la culture repose sur deux piliers, et le cinéma y a ses spécificités.
Le premier est un financement public qui mêle subventions et fléchages des recettes de billetterie via le Centre national du cinéma. Il a été permis par une ambition forte pour permettre l’accès sur l’ensemble du territorial et un équilibre permettant de développer les différentes formes d’art et d’expression culturelle tout en préservant des productions nationales face aux mastodontes d’une globalisation uniformisante et qui menacerait de tout écraser sans cette fameuse exception culturelle – même affaiblie –, notamment dans le cinéma. Cette exception nous est enviée à l’étranger et mérite qu’on la renforce. Justine Triet est d’autant plus fondée à la défendre qu’elle le fait à Cannes, festival co-fondé par les cinéastes, acteurs, producteurs, techniciens issus des milieux progressistes et de la CGT avec Gérard Philippe dans l’après-guerre.
Ce financement public est assuré par diverses sources mais n’est pas à la discrétion d’un pouvoir politique et d’une élite techno-administrative. Le modèle français, imparfait mais original et qui a permis de conserver un haut niveau d’ambition, est toutefois largement menacé par l’austérité et la concentration croissante par les GAFAM des outils de production et de diffusion culturelle.
Le second pilier consiste à laisser une liberté totale aux créateur·trice·s avec un statut indépendant leur permettant d’assurer des conditions de travail favorables à la création. Le fonctionnement est perfectible ; néanmoins, il vise à leur garantir du temps pour élaborer et préparer leurs œuvres, travailler leur art, dégagé des contraintes matérielles et de tentatives de corruption et d’influences.
Le gouvernement use d’une rhétorique absolument intolérable, symbole d’un néolibéralisme qui veut imposer des normes de rentabilité, d’exigence de résultats aux acteurs de la culture. Ce n’est surtout pas l’argent du gouvernement mais le nôtre, celui de la collectivité qui reconnaît la liberté de création pour les artistes et l’accessibilité à toutes et tous pour le public.
En réalité, le gouvernement remet en selle une opposition historique entre une culture subventionnée mais qui devrait être reconnaissante de vivre des deniers publics. La position du gouvernement a une cohérence : il n’aime pas les services publics et les assèche, poursuivant des politiques de libéralisation délétères. La culture n’a pas un « statut » de service public ? Elle en relève pourtant. Elle est nécessaire à la vie en société, la réflexion, la respiration de l’esprit, elle est nécessaire tout autant que l’énergie, les transports etc. Il est essentiel, et nous y reviendrons, qu’elle soit financée sur les deniers publics parce qu’elle est nécessaire à toutes et tous et parce qu’elle rend à l’esprit du public, cent, mille, un million de fois ce qui lui a été donné sous forme monétaires.
De plus, quels seraient ces gages de reconnaissance ? Nous pensons au contraire que la liberté impose que le message des artistes à travers leurs œuvres, tant qu’il reste dans le cadre du respect de la dignité humaine, peut critiquer le monde, une situation spécifique dans la société. Cela participe du débat public pour faire réfléchir, interpeller, bousculer nos certitudes. Nos acteurs culturels sont des citoyens de notre temps et se posent des questions sur le monde dans lequel ils vivent. C’est justement salutaire qu’ils parlent de ce qu’ils voient du monde avec leurs approches, parfois choquantes, parfois subtiles. On ne peut confondre discussion sur le sens d’une œuvre (le message qu’elle veut faire passer) et l’esthétique (la forme, la qualité). Dans le cas de Justine Triet, objecteront certains, il s’agit d’une position personnelle de la réalisatrice, hors du cadre de son œuvre, et exprimée lors d’un temps particulier de forte audience. Les artistes n’auraient donc pas le droit de s’exprimer publiquement ?
Que dire enfin des coupes budgétaires arbitraires menées par les différents gouvernements, favorisant les financements par projet et in fine les structures les plus professionnalisées, adeptes de gestions techniques de dossiers quand les acteurs les plus modestes souffrent et sont marginalisés ?
D’ailleurs, plusieurs artistes se positionnent totalement différemment voire à l’opposé de Justine Triet et il ne leur a jamais été demandé de rendre des comptes. La géométrie variable de la dénonciation est ici tout à fait limpide. Il faut y ajouter un sexisme crasse car, oui, les femmes sont toujours davantage vilipendées. D’autre part, ce sont ces mêmes hypocrites de libéraux ou de réactionnaires qui ne cessent de répéter à l’envi que les plus gros pollueurs doivent être laissés tranquilles, que les grands agriculteurs devraient agir hors de tout cadre réglementaire, que les milliardaires devraient pouvoir utiliser leur argent comme bon leur semble. Mais quand il s’agit d’une réalisatrice, ce serait silence et doigt sur la couture…
En réalité, le message gouvernemental vise à discréditer l’idée de soutien public à la culture pour orienter l’idée que les mécontents, les plus critiques n’auraient qu’à se financer eux-mêmes ou faire appel au mécénat, au secteur privé… Dans les territoires, et sur un modèle inspiré des pires gouvernements réactionnaires et autoritaires, on discrédite la culture qui serait gangrénée, infestée, par le « wokisme », symbole du désordre et de la décadence…
Au-delà du soutien à Justine Triet, soyons fiers que le secteur de la culture ne soit pas jugé comme rentable – et encore, l’affirmation se discute. La culture est nécessaire en elle-même pour élever le niveau de réflexion dans notre société, pour faire rêver, pour s’émanciper, découvrir de nouvelles émotions, œuvrant ainsi à une citoyenneté pleine et entière.
Il n’y a pas une seule culture, il n’y a pas une culture qui serait légitime au détriment des autres ; il y a de la diversité, tant au niveau des formes que de ce qui est porté.
Il n’y avait dans le message de Justine Triet nulle incitation à la haine ou propos délictueux mais une véritable critique portée sur les politiques menées actuellement. Cela n’est, nous l’espérons vivement pour la santé de notre démocratie, pas illégal. La critique et la contestation ne constituent pas des délits. Ce dont nous parlons à un nom : la liberté d’expression.
Ce qui dérange le gouvernement, au fond, c’est que quelqu’un utilise l’aura qui est la sienne à un moment d’écoute forte comme une tribune publique pour dénoncer ses politiques délétères. Le point positif, c’est que pour une fois, il semble avoir entendu. Sans pour autant écouter avec attention.